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Le monde peut vous tomber dessus pendant que vous prenez le café. J’étais assise dans un petit fauteuil du salon Véronèse, et le bon Nava me tendait le sucrier avec une expression d’inexplicable niaiserie, quand, du coin de l’œil, je vis David se diriger vers moi.
Plus que normal, après notre longue séparation. Routine de courtoisie, de la part de n’importe quel mari ou amant gentil et attentionné. Mais cela, justement, m’enflamma de colère. Qu’y avait-il de normal entre nous ? Tout à coup, je ne pouvais supporter qu’il se fût si bien adapté aux règles formelles de la soirée. S’il était une obligation qu’il aurait dû sentir, à ce moment, c’était celle d’un geste de transgression, éclatant, scandaleux, je ne sais pas, ramper à genoux jusqu’à moi, m’embrasser passionnément devant tout le monde, arracher cette veste, cette absurde chemise, me soulever dans ses bras et proclamer : Ladies and gentlemen, j’aime cette femme et, maintenant, je l’emmène.
Mais s’il n’y pensait pas de lui-même, s’il préférait jouer au parfait homme du monde, ce n’était certes pas moi qui pouvais faire le premier pas. Toutes les choses qu’au cours du dîner j’avais pensées sur lui (contre lui !) s’agitèrent en moi comme les mains des zombies se tendent désespérément pour sortir des tombes dans les films d’horreur. Et l’horreur, ç’aurait été de lui en laisser voir une seule, fût-ce le bout d’un petit doigt. Il était essentiel, c’était une question de vie ou de mort, d’avoir la force de les faire rentrer sous terre. À tout prix, je devais lui présenter un visage aussi normal que le sien.
Le sang glacé, les muscles faciaux revenus à l’âge de pierre et la voix Dieu sait où, je me préparai à l’accueillir en parfaite femme du monde.
— Tout va bien ? s’enquit-il.
— Très bien, excellent dîner. Je n’ai pas encore fait mes compliments à Cosima, mais je veux…
— Une femme sympathique, observa-t-il.
— Oui, je te l’avais dit ; elle est très en beauté, ce soir. Et la petite Chinoise n’était pas mal non plus. Et aussi l’autre exubérante que tu avais à ta droite. Tu as passé un bon moment ?
— Eh bien, tu sais…, fit-il.
— Moi, j’ai vraiment passé un bon moment, c’était une conversation très, très intéressante, d’un niveau réellement très élevé. Trop, même, pour moi. Confucius, carrément !
— Confucius t’était dédié.
— Pas possible ! Comme Shakespeare ?
— Eh bien, tu sais…, répéta-t-il.
— Mais qu’est-ce que je sais ? répliquai-je, toutes griffes dehors. Je ne sais rien.
— Bois ton café, dit-il, douloureux. Et aussitôt que nous pourrons, allons-nous-en.
— Et pour quelle raison, je te prie ? Je m’amuse !
— Bois ton café.
Un désastre, le pire entre-deux-chaises qui se pût imaginer. Renoncez-vous au style harengère à la Mme de Staël ? Mais alors, il vous faut savoir jouer jusqu’au bout les Caterina Cornaro, reine de Chypre, et ne pas même remarquer certaines vicissitudes. La débâcle la plus complète, la fin de la Sérénissime.
Je bus mon café comme si ç’avait été de la ciguë, reconnaissante à Ida, la nièce de Raimondo, qui vint chercher le confucéen.
— Puis-je te le voler un instant ?
— Il est tout à toi.
Un succès, un véritable triomphe qui se prolongea une bonne heure. Ils se le passaient de main en main, de pouf en tabouret, le mystery man. Et ils venaient vers moi comme si j’étais son imprésario : mais qui est-il, que fait-il, d’où arrive-t-il, où va-t-il. Couteaux retournés dans la plaie. À un moment donné, Raimondo s’approcha lui aussi, qui avait tout compris.
— Tu me ferais un beau chandail à col roulé pour Noël ?
— Je commence demain. Comment le veux-tu, avec des tresses, en maille anglaise ou…
Je m’interrompis, brisée.
— Je lui ai aussi offert un gilet, balbutiai-je. Bordeaux. En cachemire.
— Alors, parlons de domestiques, dit Raimondo, venant à mon secours. Sais-tu que mon Alvise veut prendre sa retraite ? Je lui ai affirmé sans mentir qu’il est l’homme le plus important de ma vie, mais il me sort l’excuse de son emphysème, il me supplie de chercher autour de moi. Mais comment ? Où ? Crois-tu que Cosima me céderait un de ses négrillons ?
Je regardai autour de moi. David était loin, dans un cercle dont faisait aussi partie Cosima.
— Il est vraiment irrésistible, dis-je.
— Viens, tu as besoin d’un whisky.
— Oui, le paon historique m’est resté sur l’estomac.
Il me conduisit, whisky à la main, jusqu’à une des grandes fenêtres donnant sur le jardin. C’étaient des fenêtres aux embrasures profondes et garnies de sièges en pierre protégés par des tentures, qui rappelaient le confessionnal. Nous nous y assîmes.
— On dirait un confessionnal.
— Profites-en pour te confesser, ma brebis. Combien de fois ?
— Mon Dieu… Pas tant, si on fait le compte.
— C’est la qualité qui importe. Tu es folle de lui, pas vrai ?
— Comme jamais de ma vie. Littéralement liquéfiée.
— Et lui, au contraire, rien. C’est ça, le problème ?
— Et lui, au contraire, je ne sais pas. Si nous nous en tenons aux faits…
C’est ainsi que je lui racontai comment il m’avait fait cadeau de la pièce de monnaie, et puis le crépuscule sur le bateau pour Chioggia. Certaines extraordinaires délicatesses qu’il avait eues pour moi, certaines minuscules, magiques intuitions, au lit et hors du lit. Je lui racontai les baisers qu’il m’avait donnés dans tous les coins de Venise, et la pension Marin, et la suite où nous avions lu l’article sur les pompiers de la Giudecca. Je lui racontai le ghetto, le rabbin Schmelke et le banc. Entre deux gorgées de whisky, je lui racontai… des faits ? Mais non, un flux de phrases chaotiques, approfondissant des détails sans importance, amoncelant des impressions sans suite, des nuances inexprimables, tantôt pensive, tantôt énergique, tantôt rêveuse ou rieuse, froidement déductive, tortueusement inductive, et au bout du compte totalement incohérente.
— Tu comprends ? dis-je, reprenant mon souffle.
Une parole qu’en guise de rhétorique j’avais répétée une centaine de fois. Mais cette fois Raimondo sortit de son silence.
— Non, je ne comprends pas.
Je m’arrêtai pour écouter. Tout ce que je venais de dire résonna à mes oreilles comme un catastrophique écroulement de vaisselle.
— Pardonne-moi ce débordement éhonté, mais je n’en avais encore parlé à personne.
— Non, non, c’est très bien, pense donc, je suis là pour ça. Mais, à t’écouter, on croit entendre la description d’un grand amour impossible. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il est impossible. Tous les amours sont possibles, aujourd’hui. C’est bien ça l’ennui !
— Mais je ne le comprends pas moi-même ! Je ne le sais pas moi-même !
Raimondo me posa une main sur le bras.
— Je te demande pardon, mais tu ne le lui as pas demandé, tu n’as pas éclairci un peu la situation ?
— Mais que veux-tu éclaircir avec un esquiveur de cette espèce ! Il dévie, il élude, il te glisse entre les doigts comme de l’eau. J’ai essayé, ne crois pas, et tout ce que j’en ai tiré est qu’il peut être « appelé » d’un moment à l’autre, et alors au revoir.
— Appelé ? Et par qui ?
— Dieu seul le sait ! Mystery man.
Raimondo se gratta la tête.
— Gratte tête, incertain reste, récita-t-il.
— Vois-tu, dis-je, je pourrais continuer à te parler de ses mystères jusqu’à demain matin et nous n’en viendrions pas au bout. Essaie de le faire parler, si tu veux, mais je sais déjà que tu n’en tireras rien.
— Ce n’est pas dit, tu verras que je saurai le confesser à son tour, conclut Raimondo en me passant un bras autour des épaules en guise d’absolution et en me reconduisant dans le salon.
Mais il était trop tard. Un bras autour des épaules de Cosima, le mystery man entrait à ce moment dans un autre confessionnal.